Les trente glorieuses dans une vallée de montagne

DANS LA PRESSE

Un article d'Antoine Perraud dans Mediapart, à l'occasion de la sortie du livre-disque Les Sanglots de l'aigle pêcheur



Retrouvez ci-dessous le texte intégral de l'article d'Antoine Perraud paru dans Mediapart, à l'occasion de la sortie du livre Les Sanglots de l'aigle pêcheur. Nouvelle-Calédonie : la Guerre kanak de 1917 aux Editions Anacharsis. Un livre accompagné d'une création sonore sur un disque de 40 minutes, réalisée par Katia Kovacic pour l'association L'orage.

Les Sanglots de l'aigle pêcheur
Alban Bensa, Yvon Kacué Goromoedo, Adrian Muckle
Editions Anacharsis
720 pages 
30 €

Le cri de la Kanaky
30 juin 2015 |  Par Antoine Perraud

En 1917, au nord de la Nouvelle-Calédonie, éclate une guerre coloniale. La répression tue, emprisonne, disperse. De 1919 à 2011, naît une littérature pour transmettre l'événement. Les Sanglots de l'aigle pêcheur restitue aujourd'hui ces textes : magnifiques bouées de sauvetage mental, kanak donc universelles...

Est-ce ainsi que les hommes riment ? En Kanaky, près d’un siècle de floraison poétique n’a cessé de répondre à la répression de 1917. Cette année-là, une révolte éclate dans une Nouvelle-Calédonie que l’on croyait à genoux pour toujours, une Nouvelle-Calédonie cruellement pacifiée depuis l’insurrection matée de 1878.

En janvier 1917, s’engage une seconde vague de recrutement, pour aller combattre dans les tranchées de la métropole coloniale , à Verdun, la vorace en chair à canon. Au début de 1916, 700 « volontaires » de la Grande Terre et des îles Loyauté étaient partis la fleur au fusil. Plus de la moitié de ces recrues devaient y laisser leur peau ; dès avant les combats pour certains, saisis de détresse ou de maladies. Voici que la métropole réclame de nouveaux sujets coloniaux, alors que les corps des Kanak ayant perdu la vie n’ont pas encore été rapatriés, privant les vivants de cérémonies cruciales sur le Caillou.

La situation se tend aux alentours de Koné, à 267 km de Nouméa. En avril 1917, des militaires français et tahitiens, avec l’aide d’auxiliaires kanak de clans rivaux, piègent les indigènes contestataires en procédant à des arrestations lors d’une cérémonie de réconciliation. S’ensuivent des « événements » selon la rhétorique coloniale habituelle. Dans les faits et à l’échelle du pays, c’est une guerre. Elle ravage un an durant les montagnes et les vallées, entre Koné et Hienghène.

Les « rebelles » sont battus : trois cents morts et une centaine de prisonniers parmi quelque six mille êtres humains qui voient leur habitat ensuite spolié, restructuré par une puissance coloniale ivre de représailles. Une micro histoire comparée au cataclysme de la Grande Guerre en Europe. Une dévastation pour la conscience locale, en cette aire paicî – l’une des vingt-huit langues de l’archipel.

Chez ces Kanak, présents sur cette terre depuis le XIIIe siècle avant l’ère chrétienne, la référence n’est pas l’arrivée de James Cook en 1777, ni la prise de possession par la France en 1853, ni encore l’insurrection de 1878, ni même le code de l’indigénat de 1887 assignant à résidence dans des « réserves » la population arbitrairement regroupée en « tribus », mais bien 1917. Il y a un avant et un après 1917.

C’est la poésie qui prend en charge cet immense traumatisme. Une poésie de diffusion orale mais en partie rédigée. La langue paicî rassemble la mémoire des Kanak du nord de la Grande Terre, décimés et dispersés. Des récits roulent d’âge en âge et de gosier en gosier. Ce sont parfois des épopées en vers octosyllabiques, appelées ténô (on prononce ténon).

L’ethnologue Alban Bensa, en 1973, lors de sa première mission en Nouvelle-Calédonie, fut sollicité, avec son magnétophone à piles, par différents locuteurs pressés de transmettre ces voix du silence à même de faire barrage contre l’oubli. La France maintenait une chape de plomb sur « les événements », les Kanak disaient sans fin « la guerre » de 1917. Et Alban Bensa savait qu’un jour, il se ferait passeur de cette parole qui s’est imposée à lui.

Ce jour de mémoire est arrivé. Avec l’historien néo-zélandais Adrian Muckle, avec le chercheur kanak Kacué Yvon Goromoedo – issu d’une famille à la fois victime et auxiliaire de la répression de 1917-1918 –, Alban Bensa publie Les Sanglots de l’aigle pêcheur, un mémorial de plus de 700 pages, aux éditions Anacharsis de Toulouse. Nous avons enfin accès à quelques textes ayant fleuri entre 1919 et 2011...

Nous communiquons par l’oreille
et faisons s’élever des aigles

alors ils se parlent à l’oreille

l’aigle pêcheur en doux sanglots

nomme un à un tous les endroits

l’aigle pêcheur pleure et perfore

pleure dans les oreilles arrachées

les pleurs de l’aigle là au-dessus

quand les oreilles se sont dressées

écoutez bien écoutez donc

entendez bien entendez bien

écoutez donc les premiers pleurs

écoutez le bruit des sanglots

le bruit du coco arraché.

L’appareil critique, toujours impeccable, contextualise une telle lamentation. Nous comprenons l’allusion aux oreilles arrachées que les supplétifs du commandement français étaient tenus, afin de percevoir une prime, de prélever sur les « rebelles » tués au combat. Nous entendons que le dernier vers se réfère au cocotier qu’on déracine à la mort d’un chef.

L’éloquence kanak saute à l’ouïe. Certains octosyllabes cousinent avec les alexandrins de Racine : « Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants » (Andromaque, acte III, scène 2). Il y a même, par le biais des tirailleurs revenus du théâtre des opérations de 1914-1918, une modernité soudain surgie de la guerre : les vers deviennent siamois de ceux d’Apollinaire ou des surréalistes, avec le fracas des armes, le vrombissement d’un avion, l’apparition de l’électricité, ou ces voix au bout du fil :

Pendant que frappe le téléphone
pleurent les lianes à éclater

pleurs et cris dans l’appareil

sanglote la boîte à paroles.

Les récits et poèmes kanak mobilisent aussi bien la magie d’un brassard protecteur que la guillotine, une danse rituelle qu’une rafale : « Ceux qui restent là ne savent pas qu’il y a une mitraillette. Tat ta ta ! Ils se demandent quel est ce bruit qui vient de France jusqu’ici. »

"Brûlent demeures et lieux sacrés"

Bien des raccourcis, qui émaillent les vers et la prose recueillis dans Les Sanglots de l’aigle pêcheur, donnent à saisir, de l’intérieur, un classique des études d’anthropologie : l’espace-temps kanak. La vision mélanésienne relie, assemble et acclimate, là où la conception européenne sépare, segmente et divise. Nous ne distinguons que des télescopages là où s'avèrent, là-bas, réunions : des vivants et des morts, des forces ancestrales et des paysages, des esprits et des enveloppes corporelles. Tout est affaire de translation, si bien qu’un pieu dans une tranchée en vient non seulement à évoquer mais à personnifier une forêt de Kanaky, au détour d’un ténô.

À force de n’y rien comprendre, le colonialisme français s’est affairé à tout casser, voire à semer la mort. Et ce jusqu’en 1988, dans la grotte d’Ouvéa, avec un cœur de Pons – Bernard Pons, qui aura 89 ans le 18 juillet, n’a toujours pas pris la mesure de sa faute d’alors, en tant que ministre des départements et territoires d’outre-mer de Jacques Chirac. La psyché kanak, dont nous eussions pu nous inspirer pour faire face sans paniquer à la mondialisation, fut considérée telle une bizarrerie primitive vouée à l’échec de toute civilisation. Et les Kanak, régulièrement rossés par Paris et Nouméa, furent à chaque fois envahis par une humeur sépulcrale, dont rendent compte ces vers consacrés aux vaincus du cru, ces insurgés de 1917, qui succédèrent à ceux de 1878 et précédèrent ceux des années 1980…

Alors que le soleil est noir
que la lune tarde à se lever

l’étoile du matin se couche

pays et maisons moisissent

penchent sapins et cocotiers

s’enflamment cases et dépendances

brûlent demeures et lieux sacrés

s’inclinent conques et perches

alors se lève la brise de terre

le vent du nord souffle et penche

monte la brise rafraîchissante

mais tout ailleurs est arraché

quand se rassemblent les nuages

que se dépose le brouillard

se fend la surface de la terre

se casse en deux la chaîne centrale

se brisent les crêtes des montagnes

que tout s’écroule sur le sol

et tombe jusqu’à l’inondation

brûlé disparu tout à fait.

Pour donner idée plus vive d’une telle déréliction cosmique, Les Sanglots de l’aigle pêcheur s’accompagne d’un CD d’une quarantaine de minutes. En voici un extrait, à propos de l’enfer « à chier du sang » vécu par les guerriers kanak outragés, brisés, martyrisés, lors de leur transfert à fond de cale jusqu’à la prison de Nouméa…






























Cette admirable création sonore, colportée par quelques radios associatives et certains festivals, fut réalisée par Katia Kovacic, de l'association marseillaise L'Orage. Financé (10 000 €) par le ministère de la culture (grâce au soutien de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France), le documentaire restitue l'art kanak en vertu de sa dimension première : la diffusion orale. Katia Kovacic a fait venir de Nouvelle-Calédonie le co-auteur Kacué Yvon Goromoedo. Ils ont transplanté, dans la Bretagne chère à l'ethnologue Alban Bensa, en une étrange extraterritorialité phonique, l'univers de la Kanaky – toujours en vertu de ce qui réunit et accommode au lieu d'isoler ou de fragmenter. En se lançant dans cette œuvre qu'elle a voulue musicale et politique, quitte à « désorganiser la linéarité des poèmes », Katia Kovacic nous confie avoir restitué « une parole du combat pour une indépendance fondée sur la rencontre : “Nous allons y arriver ensemble”, répète inlassablement Kacué Yvon Goromoedo, qui incarne cette histoire ».

En lisant ces vers et les notes qui les accompagnent consignés dans le livre, en écoutant cette poésie mixée avec des chants d'oiseau – dont celui du cagou qui ne se trouve qu'en Kanaky – que recompose le CD, on comprend le sens et la portée de ce qu'écrivent les auteurs des Sanglots de l'aigle pêcheur, en conclusion de cette entreprise de sauvetage, de combat, d'espoir : « Le déni de parole pendant la période de soixante années où le code de l'Indigénat les ensevelit contraignit les Kanak à développer une mémoire cachée où retenir des pans entiers de leur histoire. Les langues vernaculaires incomprises des Blancs, la relégation dans les Réserves et le désintérêt profond des coloniaux pour l'existence indigène ont facilité ce travail clandestin dont les fruits ne purent être montrés et valorisés que bien des années plus tard [...]. Cette situation usante va perdurer jusqu'à l'abolition du code de l'Indigénat en 1946. Puis la possibilité de former des partis politiques et, avec elle, l'organisation progressive d'un mouvement nationaliste kanak vont permettre un redressement idéologique certain. “Kanak et fier de l'être”, telle sera l'une des devises affichées dans le sillage du festival Mélanesia 2000 organisé par Jean-Marie Tjibaou à Nouméa en 1975. C'est alors que la guerre de 1917 va être repensée à partir d'une mémoire patiemment engrangée comme un tremplin pour la reconquête de soi. »

La reconquête de soi touche également le lecteur français, lorsque quatre vers d'un ténô lui mettent le compas dans l'œil. La poésie kanak nous oblige à faire face, enfin. Nous réalisons. Nous considérons. Nous avisons ces êtres si longtemps niés ; jusqu'à être parqués sur place, ou exhibés dans le zoo humain du bois de Vincennes lors de l'exposition coloniale internationale de 1931. À l'heure où les soldats de la puissance coloniale arrivent à Koné, en 1917, pour déclencher la répression, que peut donc bien révéler leur viseur ?

Ils regardent notre vaillance
ils voient le peuple que nous formons
avec ses grands et ses petits
qui tiennent en grappes les fruits restants.